Je viens d’une famille d’ouvriers espagnols ayant fui le franquisme en 1958. Je suis né en 1962, Ma mère, marquée à jamais par les traumatismes de la guerre civile et de l’exil, sombra peu à peu dans la schizophrénie. Mes parents savaient à peine lire et écrire. À la maison, les mots manquaient, mais une étrange présence résistait : une carte postale de Goya. Et plus tard, dans ma salle de classe au collège, une reproduction de Picasso.
Dans ce contexte, l’art ne s’apparentait pas à une illustration ou à un divertissement, encore moins à une décoration. Il se distinguait radicalement du reste : des bandes dessinées, des images de Disney. Le tableau n’était pas une image parmi d’autres, il dégageait une autre qualité. Peut-être que, sans le savoir, je percevais déjà enfant cette aura dont parle Walter Benjamin. Toujours est-il que ces reproductions exerçaient sur moi une attraction puissante, magnétique, inexplicable.
L’art est devenu un refuge. Un lieu de ressourcement. Un abri dans lequel je pouvais me retirer, loin du climat familial et scolaire, non seulement en tant que spectateur, mais aussi comme acteur, comme créateur. Il ne s’agissait pas simplement de voir, mais d’habiter, d’entrer dans la matière du tableau, d’en faire un espace où je pouvais vivre. Pour moi, l’art n’est pas une idée : c’est un lieu. Et l’esthétique, loin d’être une théorie, est une géographie. La peinture est une surface réelle, faite de matière tangible. Quand je regarde un tableau, je ne l’analyse pas : je l’envisage comme une chose que je pourrais presque emporter sous le bras, comme un morceau de monde.
Notre culture occidentale a tendance à théoriser la pratique artistique, à l’intellectualiser. Pour beaucoup, l’art est avant tout une idée, et toute leur esthétique découle de cette conception. Pour moi, c’est l’inverse : ce qui pousse à créer, de tout temps et en tout lieu, ce n’est pas une idée du désir, ni le désir d’une idée. C’est une force désirante débordante. Une poussée de vie qui cherche une forme.
La créativité, en ce sens, consiste à organiser un trop-plein. Un débordement d’émotions, de sensations, d’énergie parfois de tristesse ou de colère. Créer, c’est circonduire l’excès. Voilà pourquoi de très jeunes enfants, sans langage articulé ni ressources symboliques, créent déjà : ils dessinent, assemblent, modèlent. Ils ne le font ni pour communiquer, ni pour apprendre. Il n’y a là aucune nécessité pratique. Et pourtant, ils le font. Partout. Toujours.
Cela va bien au-delà du jeu ou de la simple curiosité animale : les enfants créent parce qu’ils débordent de vie. Parce qu’il y a en eux un désir d’être au monde si fort qu’il leur faut une forme pour l’accueillir. Le dessin, dès lors, ne répond à aucune fonction immédiate : il n’est pas indispensable pour vivre, ni pour parler, ni pour s’insérer dans la société. Mais c’est peut-être justement parce qu’il échappe à toute utilité concrète qu’il est si universellement partagé et peut-être aussi si essentiel à ce que nous appelons exister.
Vengo de una familia de obreros españoles que huyeron del franquismo en 1958. Nací en 1962. Mi madre, marcada para siempre por los traumas de la guerra civil y del exilio, cayó poco a poco en la esquizofrenia. Mis padres apenas sabían leer y escribir. En casa, las palabras escaseaban, pero resistía una presencia extraña: una postal de Goya. Y más tarde, en el aula del colegio, una reproducción de Picasso.
En este contexto, el arte no se asemejaba a una ilustración o a un entretenimiento, y mucho menos a una decoración. Se distinguía radicalmente del resto: los cómics, las imágenes de Disney. Un cuadro no era una imagen más, emanaba otra cualidad. Tal vez, sin saberlo, ya percibía de niño ese aura de la que hablaba Walter Benjamin. El caso es que aquellas reproducciones ejercían sobre mí una atracción poderosa, magnética, inexplicable.
El arte se convirtió en un refugio. Un lugar de respiro. Un abrigo en el que podía retirarme, lejos del clima familiar y escolar, no solo como espectador, sino también como actor, como creador. No se trataba simplemente de mirar, sino de habitar, de entrar en la materia del cuadro, de hacer de él un espacio donde poder vivir. Para mí, el arte no es una idea: es un lugar. Y la estética, lejos de ser una teoría, es una geografía. La pintura es una superficie real, hecha de materia tangible. Cuando miro un cuadro, no lo analizo: lo contemplo como algo que casi podría llevarme bajo el brazo, como un trozo del mundo.
Nuestra cultura occidental tiende a teorizar la práctica artística, a intelectualizarla. Para muchos, el arte es ante todo una idea, y toda su estética deriva de esa concepción. Para mí es lo contrario: lo que impulsa a crear, en todo tiempo y lugar, no es una idea del deseo, ni el deseo de una idea. Es una fuerza deseante desbordante. Un impulso de vida que busca una forma.
La creatividad, en este sentido, consiste en organizar un exceso. Un desbordamiento de emociones, de sensaciones, de energía, a veces de tristeza o de rabia. Crear es contener el desborde. Por eso los niños muy pequeños, sin lenguaje articulado ni recursos simbólicos, ya crean: dibujan, ensamblan, modelan. No lo hacen para comunicar, ni para aprender. No hay en ello ninguna necesidad práctica. Y sin embargo, lo hacen. En todas partes. Siempre.
Esto va mucho más allá del juego o de la simple curiosidad animal: los niños crean porque rebosan de vida. Porque en ellos hay un deseo de estar en el mundo tan fuerte que necesitan una forma para acogerlo. El dibujo, entonces, no responde a ninguna función inmediata: no es indispensable para vivir, ni para hablar, ni para insertarse en la sociedad. Pero quizás precisamente porque escapa a toda utilidad concreta, es tan universalmente compartido, y tal vez también tan esencial a lo que llamamos existir.
I come from a family of Spanish workers who fled Franco’s regime in 1958. I was born in 1962. My mother, forever marked by the trauma of civil war and exile, gradually descended into schizophrenia. My parents could barely read or write. At home, words were scarce, but a strange presence remained: a postcard of Goya. And later, in my middle school classroom, a reproduction of Picasso.
In this context, art was not about illustration or entertainment, let alone decoration. It stood radically apart from everything else: comic books, Disney images. A painting was not just another image, it had a different quality. Perhaps, without knowing it, I was already sensing as a child the aura Walter Benjamin spoke of. In any case, those reproductions had a powerful, magnetic, and inexplicable pull on me.
Art became a refuge. A place for renewal. A shelter I could withdraw into, far from the family and school environment, not only as a viewer, but also as a participant, as a creator. It was not just about seeing, but about inhabiting, about entering into the substance of the painting and making it a space where I could live. For me, art is not an idea: it is a place. And aesthetics, far from being a theory, is a geography. Painting is a real surface, made of tangible material. When I look at a painting, I don’t analyze it: I see it as something I could almost carry under my arm, like a piece of the world.
Western culture tends to theorize artistic practice, to intellectualize it. For many, art is above all an idea, and their entire aesthetic stems from that conception. For me, it’s the opposite: what drives creation, always and everywhere, is not an idea of desire, nor the desire for an idea. It is an overflowing desiring force. A surge of life seeking form.
Creativity, in this sense, consists in organizing an overflow, a flood of emotions, sensations, energy, sometimes sadness or anger. To create is to give shape to excess. That’s why very young children, even without articulated language or symbolic tools, already create: they draw, they assemble, they model. They don’t do it to communicate or to learn. There is no practical necessity behind it. And yet they do it. Everywhere. Always.
It goes far beyond play or mere animal curiosity: children create because they overflow with life. Because there is within them a desire to be in the world so strong that it requires a form to receive it. Drawing, then, fulfills no immediate function: it is not necessary for living, nor for speaking, nor for integrating into society. But perhaps it is precisely because it escapes any concrete utility that it is so universally shared, and perhaps also so essential to what we call existence.